Géologie de Claude Abad.

Comment ne pas évoquer une terre minérale en ses jardins et portraits, faite de ravinements, de stries, de morceaux ? Chaos qui n'atteint pas la figuration mais touche à l'énigme, interne dans un jeu de miroir des portraits, intime dans l'enclos des jardins, externe dans la déambulation des lieux... Il suffit d'un trait, blanc, ou noir, posé en signature pour donner au tout la profondeur des traces en éclats de soi, de l'autre, du monde. Si le visage ne s'invite pas, pour le moins, c'est tout un pan de présence auquel faire face, où est conviée cette humanité tellurique, entièrement de fragilité et de force, en ses lignes souterraines émergeant à la surface. Humanité impérieuse, sans figure, sans personnage, dans le mystère de la toile : une géologie de notre condition commune.

Rémy Soual
Olé, septembre 2015.


Claude Abad fait partie de ces peintres qui, courageusement, prouvent qu’il y a toujours quelque chose de singulier à montrer dans le domaine de la peinture. Celle de Claude Abad est énigmatique. Elle se déduit à quelques traits épais, des approximations géométriques, des couleurs sourdes, beaucoup de gris et de brun ou d’ocre, mais de la surface peut émerger l’effervescence colorée sous-jacente, la partie tellurique de l’élaboration de l’œuvre. Au fond on peut parler de cosmogonie, la peinture se durcit après sa phase fusionelle.
C’est que la peinture est pour lui un éternel combat entre l’homme et la matière, dont le champ de bataille est la surface du tableau. Comment suggérer un maximum d’émotion ou d’évocations, et pourquoi pas aussi du silence, avec un minimum de signes ? Telle est la question qui se pose sur ses toiles de formats humain et qui, redressées, prennent l’allure d’un miroir où se reflèterait la capacité de l’artiste à abstraire du réel, à ouvrir de nouveau horizons par la matière et l’épandage coloré. Et ces fameux traits, qui soulignent les formes dominantes, la ronde ou presque notamment, qui circonscrivent la lente émergence de la configuration définitive. En fait tout est dans la tension entre les émergences sous-jacentes et le recouvrement définitif, dans la transparence aussi qui laisse deviner le lent cheminement vers l’achèvement.
Parfois se sont les formes et leur cerne qui s’affrontent en surface car Abad n’a pas besoin de recourir à l’image pour créer des relations qui ressemblent aux relations humaines, c’est-à dire en osmose ou au contraire au conflit, comme dans la nature et comme dans l’univers. C’est en ce sens que sa peinture accède à l’universel.

Bernard TEULON-NOUAILLES
L’Art Vues, 02/2011


Quelques leçons aimables pour nos regards maladroits
Sortant de chez soi le matin, on trouve le temps  gris ou bleuté, né de toutes sortes de mélanges, une palette active et  fraîche, et l’on se dit que c’est le beau et bon jour . Quelque chose dans l’air rend l’esprit, alerte et disponible aux mystères du monde comme à la compréhension des vérités les plus intimes qui nous y ont jeté.
Les œuvres récentes de Claude Abad procurent toutes ce même sentiment. Elles incitent à la marche, à une inconnue encore mais promise légèreté, pour soi et pour le monde qui va. Pour autant elles invitent aussi à trouver et mesurer  son pas et son rythme, rythme qui est  en fait celui du peintre. Non pas qu’il l’impose car la cadence de Claude est persuasive, et tout sauf doctrinale. Et elle  ne devient aisément nôtre  que par ce que sont les conditions de la seule bonne amplitude qui puisse permettre de garder le sens de nos propres repères, ceux qui balisent nos mémoires et nos désirs, nos deuils et nos amours, comme ceux qui renseignent nos avenirs fragiles ou nos espoirs incertains.
Alors  où nous mène-t-il ? s’il veut nous conduire  car c’est au-delà  de sa nature d’imposer la route. Il n’y a là, en effet, qu’un enseignement fraternel pour savoir éprouver notre envie de chemins, à estimer le sol qui nous porte, les vents qui viennent, à faire silence pour écouter les échos de nos pas ou  «oiseau pudique qui reprend inlassablement/ le chant immortel de notre condition mortelle».(1)
D’ailleurs ces nécessités nous les connaissions, nous les avons perçues,ou plus précisément, elles nous ont percé, marqué, tatoué . Car elles sont les matières dont l’œuvre d’Abad est faite. Lors de notre départ de son atelier, en nous saluant il les a posées sur nos épaules. C’est le viatique pour oser s’avancer comme lui dans le temps étroit qui demeure. Pour avancer dans ces bleus, ces gris, ces pastels et ces lumières. Ciel d’aube sous nos pas maladroits.
Seulement voilà, autant le dire, s’il y a ciel nous ne sommes pas pour autant des anges – et d’ailleurs Abad n’y prétend pas non plus -  alors usons de notre maladresse pour lentement préparer et aiguiser nos regards et ne plus craindre les voyages. Comme du paradis, la chute est possible mais aucunement certaine ! Première leçon.
D’ailleurs il nous avait bien semblé que le travail de Claude Abad était en somme tout de surplomb solide et étayé, de détachements et d’éloignements attentifs propres à cette distanciation judicieuse par laquelle le monde réel retrouve la vie vraie. Celle que nous masquent les quotidiens malmenés, par les flux d’images et de sons.
Et il y a là, pour nous, la conscience d’une nécessité que nous devons acquérir, au moins pour la partager avec  lui . Mais comment l’approcher ?
Paul Klee (dont on sait qui aimait à dessiner anges, mais passons !) dressait une sorte de constat qui pourrait nous y aider . Autrefois, disait-il, on décrivait  «des choses que l’on pouvait voir, que l’on aimait ou aurait aimé voir. La réalité des choses visibles est maintenant rendue évidente et on exprime ainsi la certitude que le visible, par apport à la totalité de l’univers,n’est qu’un exemple isolé , et qu’il existe, à l’état latent, bien d’autres vérités encore .(…) il faut tendre à ce que le hasard se fasse essentiel» (2) 
Abad en effet ne propose pas l’aléatoire – même s’il accepte la beauté de l’errance, mais la reconnaissance des territoires de vérité. Il sème dans celle-ci des signes (épures des traits, courbes, ellipses, jeux d’ombres et de lumières, palimpsestes colorés) Personne  peut être n’est aussi peintre qu’Abad  mais surtout  il est l’un des rares à ne peindre que ce qui aujourd’hui peut l’être  sans ajouter à la mystification  générale des images, ni à la prétention obscène du jeu de leurs disparitions...
Claude peint dans la dignité, car sa peinture ne se résout pas à douter d’elle-même. Deuxième leçon, s’il  est utile de se préparer aux hasards essentiels, il ne suffit pas d’y croire, il faut savoir faire place à ce qui doit advenir.
Faire place  donc,ou peut être faire piège . Mais ce serait alors  un piége paradoxal qu’il faudrait trouver,qui ne tuerait pas, qui ne blesserait pas (les hasards peuvent êtres blessants, mais blessés, ils peuvent rendre fou ! ) Et qui enfin n’enfermerait pas . C’est moins d’une capture qu’il s’agit que d’une invite et c’est pourquoi on ne peut utiliser qu’une forme naturelle, une géométrie docile . Le cercle s’y prête, et tout ce qui peut en naître, la sphère, la bulle, le disque, le halo, l’auréole,  l’arrondi.

À l’évidence cette nature géométrique douce et première est ,dans toutes ses déclinaisons,la compagne familière de Claude Abad. Elle y est, transparente,omniprésente ou trace imperceptible, mais vivante, et quoique réinventée comme une inlassable ritournelle,rappel mémoriel,  enseigne et totem à la fois . Et il y a une raison à cela :« Si je regardais en moi-même, je percevais qu’il y a en moi quelque chose qui est aussi  autour de moi . Ce qu’il y a en moi, c’est ce que je respire, ce que je partage, ce dont je suis à la fois une particule et un pendant, bref, la sphère, la boule ouverte dont je suis la moitié vivant en ce monde, la moitié ‘’moi ‘’ «  Peter Sloterdjik (3)
Cette conscience de la « moitié-moi « est chez Claude Abad décisive.
Car certes nous ne sommes que ce que nous sommes, une apparente totalité vivante où le vivant-moi  n’est pas séparable de ce qui le fait en ce monde, mais où tout est affaire de liens qu’il faut nommer . Et moins que quiconque l’artiste ne peut se défausser de cette donne. L’art c’est le lien, le lien utile à soi, le lien nécessaire aux  choses et aux Autres de la « boule ouverte ». Un éthique nécessaire : «Quand chaque homme  cherche ce qui lui est utile à lui-même,alors les hommes sont de plus en plus utiles à eux-mêmes»(4)   Troisième leçon.
Peindre pour Abad c’est tout cela . C’est peindre juste et fort  .C’est accepter au nom des cercles qu’il propose la mise en danger constante et nécessaire pour être, toile après toile ,plus incisif , plus vrai pour nos imaginaires , plus utile pour ses compagnons de bulle . Il n’y a pas d’emphases ,pas de trucs, pas de redites ,pas de flous ,dans son œuvre. Ce qui est dit est dit par ce que cela devait l’être . C’’est l’enfin advenu des territoires ouverts . Désormais il n’y a plus leçons à recevoir  , le cœur et la raison ont déjà tout appris . Et nos regards savant ce qu’ils lui doivent .

 Daniel BEGARD . Janvier  2009

Notes :
       1 - Yannis Ritsos «Bonne route» in «Les négatifs du silence» Avant-Quart Editeur – 1990
       2 - Paul Klee  «Confession d’un créateur» 1920
       3 - Peter Sloterdjik «La politique des sphères» (entretiens Sloterdjik/Carlos Oliveira) in «Essai
            d’intoxication volontaire» Pluriel/Hachette Littératures 2001
       4 - Spinoza . «Ethique»  Œuvres III


Posé sur la mort toujours, ce voile opaque, cette peau grise de squale, infranchissable indéchirable. Par endroits seulement, entrevoir des fragments incomplets : un bout de tapisserie brûlée, une plume, des poissons évanescents, un chien, deux yeux de souris – mais que disent-ils ?- un morceau de foulard, quelques dentelles.
Mais comme aux mosaïques  romaines arrachées à la terre, il manque à ces débris, définitivement le moindre dessin final.Des chemins, pourtant, tentent la traversée. Des courbes asymptotes frôlant l’ombre,  des verticales partant vers l’infini, d’autres prenant des tournants à angles droits. Chemins improbables coupés de barrière d’acier dur,  de pierre noire -la même   que celle des murs d’Auvergne où rêve le violet secret de la lave.
Se résigner à ne comprendre que des miettes, se laisser porter par l’incertitude d’une horloge sans aiguilles qui indiquerait  peut-être l’heure universelle de rendez-vous.
Claude Abad, face au mythe d’Orphée nous guide dans l’interrogation fondamentale.

Marie ROUANET



Bélugo de Montagnac
ou l'étincelle de la passion
de Claude Abad

Que voit-elle l'employée de la poèsie ?

Le maître en peinture Claude Abad, dans une cave de Bélugo éclairer la toile blème qui git sur le sol. Pas d'adversaire apparent sur le tapis du ring mais le combat solitaire entre un sol provisoirement disposé et des instruments que le maître tire hors des seaux, cuvettes, pots, récipients. Balayettes plongées dans les couleurs    agitées    balancées sur le diaphane de nos vies.Le maître domine chaque goutte de couleur éclatée, chaque ligne tortueuse, toute surface indistincte.

                  Stop. L'instant est prodigieux. Silence !

Le maître n'entend pas    n'attend pas. Que fait-il les pieds sur la peinture, il attrape les étincelles, les étale, les mêle, les aplatit.    PIAF    Chlag    Miocopp«Tu resteras là, brillante, tu ne scintilleras qu'à l'intérieur de toi-même sur la moquette aride que je te désignerai. Ce n'est pas ce chant d'accordéon m'entraînant de rue en rue qui m'empèchera de piètiner la terre, d'en définir un morceau. C'est dans le secret que j'assemblerai tous ces éclats».

Que fait l'employée de la poèsie dans le jardin du peintre, près de l'atelier où la contemplation est devenue verticale ? Elle tient la cisaille à bout de bras pour couper le fil qui retient les mots au fond de la gorge. Une étoile filante qui traverse le ciel s'esclaffe en étincelles de couleurs que le maître en peinture a foulé sous les talonnettes pour les fixer dans nos regard.

Arrêtons-nous ensemble peintre ! Sur le mur de la façade une immense fleur de parole est dessinée, sans parfum, ses teintes ne sont pas définies. Bougez les mots ! Réveillez-vous les jaunes et toi rouge qui a perdu l'éclat de la grenade qu'attends-tu pour croire à la lumière ?

Que demande l'employée de la poésie hors de la parole quand elle déverrouille la porte du ciel et qu'elle cherche ce qui n'est pas montré. Est-ce le lierre dans les givres d'un printemps débraillé, est-ce la main du peintre qui mêle sur la toile les jours, les kakis tombés sous l'arbre, la carapace d'une tortue qui sort du cadre avec sa liberté têtue.L'employée a saisie tous les points gorgés d'eau, d'air, pétales et frôlements musicaux. Les seuls traits qui ouvrent l'espace sans rupture provoquent la mystérieuse alchimie de parcelles de feu enflammées qui s'élancent au loin.De profil, de face, poésie et peinture se rencontrent dans la vibration d'une note de contrebasse qui monte, descend, ne séparant aucunement ce mouvement si simple qu'on ne sait où est son commencement ni sa fin    ni vers quelle polyphonie de ce monde impalpable il va se ramifier.

Demain, le maître de la peinture et l'employée de la poésie déplieront ensemble une surface immaculée sur le sol ingrat. Ils ont encore une foret d'étincelles à traverser. Le peintre saisit déjà la serpillière pour étaler encore plus la tache qui interroge l'employée. Mais la tache reste indélébile, devient une raison de vivre, un long chemin. En son milieu se croisent nos voix, là, justement où le chiffon a mêlé un rouge qui fulgure et un jaune qui pourrait embrasser le monde.

Nicole DRANO STAMBERG

 

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